25 juillet 2024

2/3 L’Union créatrice selon Teilhard de Chardin

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          L’objectif de notre réflexion est d’affiner notre foi en Dieu créateur. L’Ecriture Sainte, la Tradition et le Magistère sont les trois lieux privilégiés où Dieu se révèle à l’homme. Dans son épître aux Colossiens, saint Paul nous parle ainsi du Créateur en nous faisant contempler le Christ :

« Il est l’image du Dieu invisible,

le premier né par rapport à toute créature,

car c’est en lui que tout a été créé dans les cieux et sur la terre,

les êtres visibles et invisibles :

tout est créé par lui et pour lui.

Il est avant tous les êtres et tout subsiste en lui. »

(Col 1, 15-17)

Mise en garde :

          En étudiant, aujourd’hui, la pensée du Père Teilhard de Chardin (1881 – 1955), nous souhaitons comprendre l’originalité de sa démarche et l’audace de sa parole sur la création. Conscients que l’Eglise appelle à la prudence vis-à-vis de son enseignement, nous ne demandons pas à croire en ce qu’il dit mais nous souhaitons par l’étude de sa pensée renforcer notre foi en Dieu créateur et apporter une réponse à la question de l’unité entre les sciences et la foi chrétienne. Sachons, par ailleurs, que certains auteurs catholiques comme le Cardinal Henri de Lubac ont su expliciter la pertinence d’une telle pensée.

Unité et altérité, quelle articulation ?

              Au VIe et Ve siècles avant Jésus-Christ, Parménide et Héraclite, furent les premiers philosophes à souligner l’impossibilité pour l’esprit humain de concilier l’être et le devenir : comment une chose pourrait-elle à la fois être et devenir ? Trouvant un écho tout au long de l’histoire de la philosophie, ce problème va devenir un véritable enjeu : comment définir ce qui nous entoure si rien n’est stable ? Pire, ce problème pointe le vertige métaphysique devant lequel tout homme se situe : quelle est mon identité ? Comment dire en effet qui je suis, si je ne cesse de devenir ?

        Une réponse à ces questions se situe dans l’articulation entre l’unité et l’altérité. Nous avons vu la semaine dernière combien l’expérience de l’altérité était fondamentale. En même temps, un être ne peut être vraiment défini que dans son rapport aux autres. L’homme prend ainsi pleinement conscience de sa singularité grâce à autrui. Autrement dit, c’est par son union aux autres, qu’il fait émerger son originalité. Dès sa naissance, il est d’ailleurs confronté à cette double expérience de l’unité et de l’altérité. Pour affirmer son identité, l’être humain oscille entre deux tempéraments opposés : soit exister en s’unissant au risque de se confondre avec l’autre, soit exister en se confrontant au risque de se séparer d’autrui.

              Si cette tension entre fusion et séparation peut habiter tout homme dans l’affirmation de son identité, elle a également animé les débats christologiques sur la double nature du Christ au IVe et Ve siècles : comment, en une seule personne, deux natures distinctes peuvent-elle s’unir sans se confondre ni se séparer ? Mais que ce soit chez les philosophes qui essaient de penser l’un et le multiple, que ce soit chez les théologiens qui tentent de penser l’unité du Christ, ou que ce soit chez tout un chacun qui essaie d’affirmer son identité au milieu des autres, la question sous-jacente demeure identique : les choses sont-elles une ou multiples ?  Le monde est-il un ou divers ?

Unir pour mieux distinguer, le projet du Père Teilhard de Chardin

 

           Si quelqu’un veut se connaître, il doit donc se mettre en relation avec les autres. Le Père Teilhard de Chardin se demande justement comment le fait de s’unir, d’être ensemble ou encore de mettre ensemble, ne va pas détruire la singularité d’un être ? Comment cette rencontre avec autrui peut devenir l’espace favorable à l’affirmation de soi ? S’il est vrai que cette mise en commun d’êtres distincts peut aboutir à une confusion où les personne ne se distinguent plus, le Père Teilhard de Chardin veut montrer que c’est précisément par l’union aux autres et dans la manière de le faire, qu’émerge la singularité et le caractère irrémédiable d’une personne.

            Pendant la crise moderniste (fin XIXe – début XXe), de nombreux scientifiques chrétiens vécurent une rupture entre leurs avancées scientifiques et leur expérience de foi. Lui-même prêtre et paléontologue, le Père Teilhard de Chardin tenta justement de concilier les exigences de la science et celles de la foi catholique. En montrant que l’évolution des vivants constatée par la science n’est pas contradictoire à la foi au Christ, principe d’unité du genre humain, il chercha à expliciter l’homogénéité symbolique de ces deux univers. Au lieu d’être contraires à la vérité de la foi, les avancées scientifiques apparaissent plutôt comme un lieu où se reconnaît la force de la foi.

Être animé et être spirituel, rupture ou continuité ? L’écueil du projet.

 

          Dans sa tentative de conciliation des sciences et de la foi, la pensée du Père Teilhard de Chardin laisse cependant apparaître des écueils d’hérésies. Son texte doit par conséquent être lu avec précaution.

           Dans le paragraphe 2, l’auteur parle d’âme du monde comme principe d’unification du cosmos. A cette idée aux allures panthéistes, il semble encore ajouter que cette âme serait spirituelle et participerait ainsi à la liberté des créatures spirituelles. Or la foi catholique ne reconnaît la présence d’âme spirituelle que dans les créatures humaines et angéliques. Il y a ainsi pour l’Église une rupture fondamentale entre les êtres matériels animés ou non (pierre, plante, chien, etc.) et les êtres spirituels (hommes, anges). Si les premiers sont habités par une principe de vie (une âme végétative), les seconds ont quant à eux une âme spirituelle. Or, en disant que ces êtres matériels sont également spirituels, le Père Teilhard de Chardin laisse entendre que cette rupture fondamentale n’existerait pas. Reprise à la p.53 : « le Monde est déjà, depuis longtemps, en proie à une multitude d’âmes élémentaires qui se disputent sa poussière pour exister en s’unifiant », cette idée est encore plus présente à la p. 54 : « Atomes, électrons, corpuscules élémentaires, quels qu’ils soient (pourvu qu’ils soient quelque chose en dehors de nous), doivent avoir un rudiment d’immanence, c’est-à-dire une étincelle d’esprit. » Ne permettant plus d’insérer une différence radicale entre les esprits créés par Dieu et ce qui anime un être matériel, le terme ‘esprit’ apparaît donc ambigu chez le Père Teilhard de Chardin. Pour lui, tout être est spirituel.

Que retenir de cette pensée ?

           Il y a toutefois dans cette pensée scientifique, l’idée novatrice et intéressante de penser la création non pas en termes de rupture mais selon une continuité ou une union. Le Père Teilhard de Chardin nous apprend finalement à penser l’unité avant la distinction. Autrement dit, à comprendre une chose en la mettant en relation avec son environnement. Ainsi, au lieu de penser la création à distance de son créateur, de distinguer l’âme du corps, ou encore le chrétien du reste du monde, il faut surtout craindre de ne pas les unir suffisamment. C’est en effet en recevant les choses dans leur unité, qu’on en comprend ensuite la diversité.

            La relation de l’esprit à la matière ne peut être maintenue comme simple extériorité, comme si la matière était d’un côté, et l’esprit de l’autre. La continuité dans la matière (de la pierre au corps de l’homme) et sa complexité dans l’être humain conduisent Teilhard à percevoir que toute matière tend vers une fin ordonnée et complexe. Il y reconnait le Christ, présent à toutes les créatures, attirant toutes choses à l’unité de son corps, sans pour autant que toutes choses se confondent avec les autres. Il se laisse ici éclairer par la vision paulinienne du Christ récapitulant tout en lui, d’une matière promesse de vie dont le corps du Christ est l’accomplissement, et l’eucharistie le gage qui nous fait vivre aujourd’hui.

         Si cela suppose un cœur large, demandons-le au Christ, lui qui n’invite pas son Église à s’extraire du monde mais à être unie à tous les hommes pour pouvoir comprendre sa distinction.