This content has been archived. It may no longer be relevant
Que ce soit dans notre vie personnelle ou dans celle de nos proches nous sommes quotidiennement confrontés à l’expérience du mal. Au cours de cette troisième période, notre propos n’est pas de construire un discours spéculatif ni même explicatif sur ce scandale, mais plutôt d’en scruter le mystère à travers l’analyse de vie concrète comme celles de Judas et de Job.
Nous pensons en effet, que ces deux figures bibliques nous parlent de notre condition humaine. Or, c’est en parvenant à se poser comme objet, en étant représentés telle une œuvre d’art extérieure à nous-mêmes, que nous parviendrons à penser véritablement ce que nous sommes.
Dans les semaines à venir, nous essaierons d’approfondir notre compréhension des mystères de Judas et de Job qui ne sont ni plus ni moins les nôtres, pour l’heure voyons comment une réalité désigne plus que son apparence et comment elle suggère une parole.
« Le symbole donne à penser » (Ricœur)
Avec l’avènement de la psychanalyse au début du XXe siècle, se dessine une nouvelle compréhension de l’articulation entre l’être et le langage. Désormais, l’être est bien plus que le simple dit. L’inconscient est aussi significatif que le conscient, le voilé aussi manifeste que le dévoilé et le silence aussi éloquent que la parole. Ainsi, chacun se révèle autant (voire plus) par ses non-dits que par ses dits. Dès lors comment interpréter et décrypter une information qui se donne à moi ? Comment saisir la totalité – pour autant que je puisse la saisir – d’un message qui se donne à voir ou à entendre ? Si une chose est toujours plus que ce qu’elle en laisse paraître, comment parvenir à en découvrir la face cachée ?
C’est précisément une expérience que les disciples ne parviennent pas à faire : alors que Jésus entre dans sa Passion, saint Luc nous dit qu’ils dormaient de tristesse. Ce sommeil n’est clairement pas celui de la fatigue, mais de la tristesse qui trouve sa source dans cette impossibilité à interpréter des signes donnés. Incapables de déchiffrer, l’attitude du Christ, les voilà passifs et endormis à l’événement que Jésus vît à leur côté.
« Toute dite essentielle s’en revient prêter l’oreille à cette entre-appartenance voilée où dite et être, mot et chose vont ensemble. » (Heidegger, Acheminement vers la Parole, 223)
La chose n’est pas totalement extérieure au mot qui l’exprime. Autrement dit, c’est par la médiation du langage que la chose advient par elle-même. Quoique philosophe, Heidegger désigne ici – et de manière précise – le fondement de la théologie sacramentelle dans laquelle s’articulent le signe et la chose, le symbole et la réalité, le sacrement et l’acte de Dieu. Chaque fois, la chose, la réalité ou l’acte divin est accompagné d’une parole. Sans elle, la réalité ne parvient pas à se dire. Loin de lui être extérieur, le langage est au contraire l’expression de l’intériorité de cette réalité. Ainsi, en tant que geste accompagné d’un échange verbale, le mariage se distingue précisément du viol, où la parole est tragiquement absente. Dans ce rapport fondamental entre le geste et la parole, la liturgie offre un bel exemple : réalisant précisément ce qu’elles signifient, les actions, les couleurs et les paroles viennent dévoiler le mystère de Dieu et participer à le rendre présent.
Dans le domaine artistique, une œuvre d’art, quelque soit son genre, est ainsi une représentation qui nous dévoile à la fois l’âme de son créateur et la société dans laquelle il évolue. Dès lors, comprendre une œuvre revient certes à s’interroger sur son sens immédiat en l’observant et en l’écoutant mais sans pour autant s’y arrêter. L’enjeu est au-delà. Il est dans l’interprétation de la source d’une telle création. Une distance nécessaire doit donc être prise pour se détacher de l’œuvre et parvenir à y décrypter la présence de son créateur pour finalement dialoguer avec lui.
Observer, écouter, discerner le monde qui se présente à nous requiert une unité très profonde entre la joie et la tristesse c’est-à-dire à une prise de distance par rapport à son affectivité. La raison devient ainsi l’interlocuteur pacifié des émotions éprouvées. Dans ce rapport dès lors serein à l’œuvre d’art, le contemplatif parvient finalement à s’éprouver lui-même.
Jusqu’où peut-on utiliser un symbole religieux dans la création artistique ?
La question du « jusqu’au bout » est précisément l’enjeu de l’Évangile. La Bible nous révèle que seuls l’iniquité et l’amour véritable du Christ vont jusqu’à leur terme. L’iniquité désigne l’abomination de la désolation. Une personne qui déciderait de tout détruire, n’a pas de raison de s’arrêter. Comme l’histoire du XXe siècle a pu nous le montrer, la perversion humaine, optant pour la violence extrême, n’a pas de limite. Jésus, en « aimant ses disciples jusqu’au bout » (Jn 13,1), est également dans une logique d’accomplissement de la personne humaine. Seulement le Christ désigne une autre voie : n’ayant pas sa mesure en elle-même, la personne humaine est appelée à aimer jusqu’au-delà de la limite de la raison. Ces deux réalités manifestent que, contrairement à l’animal, l’homme est un être moral capable de se décider à aller au-delà de ses propres forces. Si l’homme peut ainsi être pire que les animaux dans sa perversité, sa perfection va bien au-delà de ce que tout un chacun imaginerait.
L’utilisation d’un symbole religieux dans la création artistique doit respecter dans ce qu’il signifie. Néanmoins, il va sans dire qu’il est moins grâce de profaner un objet sacré que de profaner une personne quelle qu’elle soit. La gravité est avant tout dans la mesure humaine. Affirmer ceci ne signifie pas qu’il n’est pas grave de profaner une réalité sacrée. Seulement, dans l’ordre absolu, la personne humaine est seule première.
Les Évangiles sont-ils des œuvres d’art ?
Toute analyse d’une œuvre d’art – et a fortiori les œuvres littéraires – ne peut se faire sans prendre en compte le contexte de l’artiste. En écrivant son récit de la Passion, saint Luc alors qu’il n’a pas directement assisté à cet épisode, tente de nous rendre présent le Christ à travers des mots et des images. Or, l’œuvre d’art a comme particularité d’être hospitalière de celui qui l’observe. Parlant de la Bible, Grégoire le Grand dira : « le livre grandit avec son lecteur ». Si chaque Évangile est ainsi le fruit d’un artiste particulier, l’Église nous invite à le lire à la fois comme parole de Dieu pour nous, mais également comme œuvre artistique dans laquelle un homme se dévoile.