15 octobre 2024

3/1 Judas ou le destin d’un condamné selon saint Jean

This content has been archived. It may no longer be relevant

La figure de Judas illustre deux aspects fatidiques de notre foi : la trahison d’un ami et l’extrême désespoir au regard de sa propre vie. Que ces deux aspects nous touchent directement ou qu’ils concernent davantage un proche, il convient d’y réfléchir a priori pour en comprendre certains aspects. L’enjeu est de pouvoir ainsi compter sur une véritable espérance lorsqu’adviendront de telles épreuves.

Le cadre général de la relation entre Jésus et Judas.

Pour comprendre la figure de Judas, commençons par nous souvenir qu’il fut choisi par Jésus. C’est là un point fondamental : au même titre que les autres apôtres, Judas fut un disciple du Christ jusqu’à sa mort. N’appartenant pas au groupe des pécheurs du lac de Galilée mais plutôt à l’aristocratie de Jérusalem proche du pouvoir religieux, Judas prit le temps de marcher à la suite du Messie, d’écouter ses paroles et de se mettre à son école. Avant d’être le traître, Judas est ainsi un disciple en raison d’un appel reçu. Il est par conséquent engagé dans une aventure dont il n’est pas le principe mais qui lui a été proposée. D’ailleurs, si Judas a consenti à répondre à cet appel reçu, c’est bien le Christ qui est le premier responsable de devenir de ses disciples.  Au sein du groupe des douze, Judas occupe cependant une place singulière. Si les onze tardent parfois à comprendre que leur heure n’est pas venue et semblent en décalage par rapport à la volonté de Dieu, Judas est le seul dont la mort coïncide avec celle du Christ. Alors que tous les autres mourront plusieurs années après le Christ, les sorts de Judas et de Jésus sont historiquement liées. Tous deux mourront lors de la même Pâque juive entre les années 29 et 31.
En plus de cette coïncidence, ajoutons que Judas partage également avec Jésus une origine commune : tous deux sont issus de la tribu royale de David descendant de Juda fils de Jacob. Le Juda vétérotestamentaire présente cependant une figure opposée à celle de son homonyme du Nouveau Testament. Dans le livre de la Genèse, Juda fils de Jacob est un homme qui donna librement sa vie pour sauver Joseph vendu par ses frères. Figurant celui qui hypothèque sa vie pour celle d’un autre, ce Juda sauvegarda ainsi l’unité de la famille de son père Jacob. Dans le Nouveau Testament, au cœur de la relation entre Jésus et ses disciples, Judas est a contrario incapable de donner sa vie pour celui qu’il aime. Si ces deux figures au prénom et à la tribu identique apparaissent ainsi comme contrastées, elles révèlent cependant que la personne humaine s’accomplit dans sa capacité à donner sa vie. Or il y a là un véritable mystère : comment savoir si je donnerai ma vie pour le salut d’un autre sous la menace de la mort ? Seul la situation réelle peut apporter la réponse. Le Nouveau Testament explicite parfaitement ce mystère et la dimension dramatique qui l’accompagne. Comprenant que Jésus va mourir, Judas doit choisir entre donner jusqu’au bout sa vie ou au contraire renoncer à son amour. C’est là le choix le plus radical auquel une personne humaine doit faire face : suis-je capable de donner ma vie par amour pour un autre ? En décrivant la relation entre Jésus et Judas, l’Évangile de saint Jean développe justement cette fine pointe de l’âme.
Pour comprendre la teneur de cet amour entre le Christ et Judas et l’incapacité de ce dernier à aimer parfaitement son ami menacé de mort, les psaumes 41 (41,10) et 55 (Ps 55,14) s’avèrent utiles. Ces versets posent la question de l’évolution d’une amitié face à la mort et la trahison d’un ami. Judas est-il alors ce lâche qui trahit Jésus ou est-il plutôt cet homme aux prises dans une telle épreuve que nul ne pourrait passer sans avoir recours à une force extérieur ? En somme, le destin de Judas est-il vraiment celui d’un traître ou plutôt celui d’un homme, qui comptant uniquement sur ses forces, se révèle finalement incapable d’aller jusqu’au bout d’un appel reçu ? Mais si une force extérieure doit lui venir en aide pour aimer jusqu’au bout, d’où pourrait-elle alors venir?
Les séances futures nous montreront que ce secours viendra de la manière dont Jésus donne justement sa vie par amour des hommes. Tant que celui-ci ne s’est pas offert, il est impossible pour l’homme de poser un acte totalement similaire. Appelé à aimer d’un amour infini un homme qui l’aime également d’un amour infini, le drame de Judas est finalement de devoir faire face à l’imperfection et à la finitude de son amour. Autrement dit, il ne suffit pas qu’un homme soit appelé à vivre une vocation singulière pour qu’il y parvienne, encore faut-il que le Christ lui en donne la force et les moyens.

L’onction de Béthanie et le lavement du Christ à ses disciples.

Ces deux actions rapportées dans l’Évangile de saint Jean posent la problématique de la capacité de Judas à suivre le Christ. Au cours d’un dîner à Béthanie, les disciples voient tout d’abord Marie-Madeleine déverser un flacon de parfum sur les pieds de Jésus ; quelques jours plus tard lors d’un autre repas, Jésus retire son vêtement, prend la position de l’esclave et se met à son tour à laver les pieds de ses disciples. Comment comprendre ce double lavement des pieds ?

Par son geste, Marie Madeleine manifeste sa foi en celui qui a ressuscité son frère Lazare. Puisque Jésus est plus fort que la mort, elle croit que son corps ne sera pas soumis à la corruption et ressuscitera. En versant alors ce parfum précieux sur les pieds du Christ, elle détruit par conséquent le signe qui aurait dû accompagner sa mort. Absurde aux yeux de Judas, ce geste n’est pas compris : comment croire que le corps est une réalité sacrée et ressuscitera ?
Le lavement des pieds rapporté en Jn 13, s’inscrit pour sa part dans une réalité opposée. Par ce geste le Christ manifeste son engagement à aimer ses disciples jusqu’à sa mort. En renonçant à sa condition de Seigneur pour épouser celle de l’esclave, celui qui est la vie libère ceux qui sont soumis aux forces de la mort pour les élever à sa seigneurie. Incompris par Pierre, ce geste va également devenir symptomatique de la relation entre Jésus et Judas : loin de laver ceux qui sont déjà purs, le Christ lave symboliquement la partie du corps qui marche vers la mort. Alors que Marie-Madeleine lavait les pieds de Jésus pour marquer la vie, Jésus lave ceux de ses disciples pour manifester qu’il aime profondément celui qui entre dans la mort. L’auteur de la vie accompagne ainsi dans son destin celui qui n’arrive pas à aimer.

Aimant véritablement Judas et percevant en celui-ci l’emprise de la mort, Jésus accepte de vivre sa passion pour combattre précisément l’auteur de tout mal. Et c’est finalement par sa victoire contre Satan que le Christ libère l’homme des forces qui l’empêchaient d’aimer.